Edgar Varèse (1883 - 1965)
|
Compositeur pionnier de l’époque contemporaine, Edgar Varèse est un révolutionnaire, un visionnaire dans le monde sonore. Alors que ses contemporains sont pleinement ancrés dans le néo-classicisme naissant, Varèse, lui, rejette toute tradition et tourne ses recherches dans l’exploitation d’un nouvel univers sonore où
seuls le son pur
et le rythme ont priorité. Il laissa peu de partitions, mais chacune d’entre elles contribuent à l’invention d’un nouveau langage, plus mécanique, plus concret, traduisant toutes les angoisses du monde moderne.
|
Des années de formation à Paris :
Edgar
Varèse est né à Paris le 22 décembre 1883 ; sa particularité est que toute sa vie on le crut plus jeune de deux ans sur la foi de son livret militaire. Il passe toute son enfance chez son grand-père maternel, Claude Cortot, et rejoint en 1892 ses parents à Turin. Son père, un homme brutal et tyrannique lui interdit la musique et le destine plutôt à des études polytechniques. En cachette, Varèse se rend chez le directeur du
conservatoire de Turin qui lui donne gratuitement des leçons d’harmonie et de contrepoint.
Claude Cortot emmena son petit-fils à l’Exposition universelle de Paris où il put entendre les musiques primitives et extra-européennes, ce qui le marqua profondément. Peu de temps après, la mère de Varèse mourut et le jeune garçon, après
une altercation brutale avec son père pour avoir défendu sa belle mère, rompit définitivement les liens avec son géniteur. Il s’installe alors à Paris (1903) où il vivote (il gagne sa vie en exécutant des dessins industriels ou en copiant de la musique).
Cependant, il fut admis à la Schola Cantorum en 1904 et suivit les cours de composition,
d’analyse musicale et de direction d’orchestre de Vincent d’Indy, et de contrepoint et de fugue d’Albert Roussel. Charles Bordes lui révéla les œuvres vocales du Moyen-Age et de la Renaissance, et très vite Varèse est captivé par ces musiques anciennes ; il gardera des œuvres de Pérotin, Machaut, Dufay, Monteverdi ou Charpentier
le goût austère, la violence expressive, les sonorités âpres et surtout le sens mélodique et contrapuntique
qui caractérise toutes ses œuvres.
C’est à cette époque que Varèse se passionne de physique, car grâce à ses lectures scientifiques, parfois philosophiques, il en vont à préciser la musique qu’il veut créer : il se concentre dès lors sur les propriétés purement physiques du son afin de l’utiliser avec un maximum
de liberté.
Dès 1905, Varèse avait mis en chantier plusieurs partitions : Trois pièces pour orchestre (1905), le Fils des étoiles (opéra), la Chanson des jeunes hommes, une Rhapsodie romane. Malheureusement, les œuvres de cette époque de formation
furent détruites, égarées ou brûlées ; seule Bourgogne (1910) survécu mais Varèse décida de la détruire en 1961.
Le 5 novembre 1907, il épouse la comédienne Suzanne Bing, encore élève d’art dramatique. Depuis son arrivée à Paris, Varèse avait su s’entourer de l’élite artistique
(Picasso, Modigliani, Miró, Klee, Apollinaire, Max Jacob…), mais malgré ce bouillonnement culturel, il décide de quitter Paris pour aller vivre à Berlin où il espère trouver un public plus large d’esprit et apte à comprendre sa musique.
Les années berlinoises :
Lorsque Edgar Varèse arrive à Berlin en 1908, il ne parle pas un mot d’allemand et pour vivre, il fait quelques travaux de copiste et cherche des leçons ou des chœurs à diriger. La chorale est très importante aux yeux du compositeur ; il avait déjà fondé à Paris la chorale de l’Université populaire du faubourg Saint-Antoine, destinée
aux ouvriers du quartier.
Varèse se présente à Busoni, chez lequel il reconnaît un homme partageant les mêmes convictions musicales que lui. Il aurait dit à Varèse : « Je suis à peu près convaincu que dans la nouvelle musique authentique, les machines seront nécessaires et qu’elles auront un rôle important.
Peut-être même que l’industrie aura son rôle à jouer dans la démarche et la métamorphose de l’esthétique ».
Après Busoni, Varèse fit la connaissance de Debussy, Ravel, Richard Strauss (il semble que Varèse ait écrit un opéra sur Œdipus und sie Sphinx avec le
poète et librettiste de Strauss,
Hugo von Hofmannsthal ; œuvre perdue également), Romain Rolland (homme de lettres et musicologue français) et le chef d’orchestre Kark Mück.
Une fois encore, Varèse sur s’entourer de l’élite artistique de son époque. Durant ces années berlinoises, il ne put échapper à la musique de Schoenberg, dont il entendit le Pierrot Lunaire
en 1912, Berg et Webern, mais il n’employa jamais le système sériel dans sa musique.
Sa vie de couple avec Suzanne ne se présentait pas très bien, et d’un commun accord, ils demandèrent le divorce. Dès 1913, Varèse vécut
surtout à Paris. Il s’y fit surprendre l’année suivante
par la déclaration de la Grande Guerre ; c’est à ce moment que ses partitions brûlèrent, laissées à Berlin.
Varèse est mobilisé, mais atteint d’une double pneumonie, il fut réformé dans les six mois. La vie musicale à Paris était morne. Varèse partit alors pour Bordeaux où il embarqua pour l’Amérique le 18 décembre 1915.
L’Amérique :
Quand Varèse arrive à New York, le scénario est le même qu’à Berlin : il ne parle pas
la langue et gagne sa vie péniblement en faisant des travaux de copies, d’orchestration et en donnant quelques leçons. A partir de 1916, il étudie les diverses possibilités de l’enregistrement sonore en variant la vitesse des disques ou en écoutant les sons à l’envers. Mais il fut surtout connu en tant que chef d’orchestre en dirigeant le 1 er avril 1917 le Requiem de Berlioz. A la fin 1917, Varèse rencontre Louise Norton,
sa compagne qui comprenait et croyait
en sa musique.
Jusqu’à son départ pour Paris en 1928, l’un des activités principales de Varèse était la direction d’orchestre. Il créa en 1919 le New Symphony Orchestra afin de faire connaître les œuvres contemporaines au grand public, puis l’International Composer’s Guild, la première société de musique moderne aux Etats-Unis
se chargeant de faire entendre les œuvres les plus récentes (le Pierrot Lunaire de Schoenberg, le Concerto pour violon de Berg, les Pâques à New York d’Honegger ou le Concerto pour violoncelle et orchestre de chambre d’Hindemith).
De
1918 à 1921, grâce à deux mécènes anonymes, Varèse compose Amériques, une œuvre pour grand orchestre, et la première de ses partitions à avoir été conservée. Ecrite pour un effectif de 142 musiciens, cette œuvre propose aussi une sirène « grave et très puissante, à main, avec bouton d’arrêt pour couper le son », analogue à celle utilisée par les pompiers new-yorkais.
La création des Amériques eut lieu le 9 avril 1926 à Philadelphie, soit quatre ans après la composition de la partition.
En 1921, Varèse compose deux mélodies pour soprano et orchestre de chambre sur des textes des poètes chilien Vincente Huidobro (Chanson de là-haut) et mexicain Jose Juan Tablada (la Croix du Sud). Il
s’agit d’Offrandes, qui furent créés à New York en 1922 ; c’est la première exécution d’une œuvre de Varèse aux Etats-Unis. L’écriture musicale est typique de Varèse avec ses notes répétées, les indications d’intensité détaillées au maximum sur le papier, l’utilisation d’effets sonores inusités et de techniques nouvelles pour les instrumentistes.
Trois mois après la création d’Offrandes, Edgar Varèse met en chantier une nouvelle œuvre, Hyperprism. Composée entre 1922 et 1923, Hyperprism est une œuvre originale, de courte durée dont le titre réfère à la décomposition
de la lumière dans les prismes. Varèse a voulu reproduire ce schéma à l’échelle musicale. Hyperprism est souvent considérée comme étant la première œuvre de musique spatiale (« la musique de demain sera spatiale »). Lorsqu’elle fut créée le 4 mars 1923 au Klaw Theatre de New York, elle suscita un certain scandale ; il en fut de même lorsqu’elle fut jouée à Londres en juillet 1924.
Octandre, composé en 1923, suit immédiatement Hyperprism. Cette œuvre pour huit instruments (sept vents et une contrebasse) est la seule pièce de Varèse qui ne comporte aucune percussion. Elle paraît plus
claire, plus accessible et plus concise bien que le langage usité soit celui du dodécaphonisme et du chromatisme.
Le 13 mai 1924, Varèse quitte l’Amérique et retourne à Paris pour un court séjour (jusqu’en décembre) dans l’atelier de Fernand Léger. Il lance alors l’écriture d’Intégrales pour ensemble à vents et
percussion, partition dans laquelle il essaye de transcrire des phénomènes visuels à l’échelle sonore. « J’ai conçu Intégrales pour la projection spatiale du son, susceptible d’être obtenu avec des médias acoustiques qui n’existaient pas alors. » Il prévoyait déjà les musiques électroniques.
Son
œuvre suivante, Arcana, dont la composition s’échelonne de 1926 à 1927, est l’un des chef-d’œuvres de l’histoire de la musique. Varèse aimait la science et la physique. Rien d’anormal donc à ce qu’il se passionne pour les alchimistes (Paracelse, le dédicataire de l’œuvre). « Il étudia les principes de l’astronomie hermétique et en tira des applications musicales qui stimulaient son imagination », médita que l’œuvre de
Paracelse
et retint surtout la transmutation des matériaux sonores. Varèse devient ainsi un véritable alchimiste des sons.
Paris et Ionisation :
Un
événement important marque la vie du musicien : le 26 octobre 1927, il est naturalisé citoyen américain. Pourtant, le 10 octobre 1928, il partit pour Paris et y resta cinq années. Il fait jouer ses œuvres précédentes (Intégrales le 23 avril 1929, les Amériques le 30 mai 1929, Octandre et Offrandes le 14 mars 1930), certaines furent même appréciées. Surtout, il entreprend Ionisation.
Il s’agit de la première œuvre écrite entièrement pour percussions seules. Commencée en 1929 pendant que Varèse côtoyait l’élite internationale des années 1930 à Montparnasse, la partition fut achevée en novembre 1931 et dédiée à Nicolai Slonimsky, le premier ionisateur.
Cette œuvre a longtemps choqué et au moment de sa création s’est heurtée à une profonde incompréhension. Elle est destinée à 13 instrumentistes jouant 37 instruments. C’est une œuvre unique de la littérature musicale visant à montrer la richesse des possibilités des rythmes et des timbres. Ionisation fut créé le
6 mars 1933 à New York, en présence du dédicataire.
Ce dernier raconte notamment que lors de l’enregistrement de l’œuvre en 1934, les percussionnistes de métier recrutés spécialement durent se faire remplacés par des compositeurs amis car ils n’arrivaient pas à exécuter les rythmes !
Les Etats-Unis, vers le
silence compositionnel :
Edgar Varèse quitte à nouveau Paris, accompagné de l’un de ses élèves parisiens : André Jolivet. Dans ses bagages, il possédait un exemplaire des Légendes du Guatemala de Michel-Ange Asturias. A cet ouvrage, il va préférer le texte espagnol
d’origine extrait du livre sacré des Mayas, le Popul Vuh. C’est de là que vient sa nouvelle œuvre, Ecuatorial. Cette fois-ci, il cherche à retrouver l’esprit pré-colombien, « la même intensité rude, élémentaire qui caractérise ces œuvres étranges et primitives ». Pour cela, il recourt à une technique vocale proche de l’incantation qu’il indique avec grande précision.
Avec cette œuvre, Varèse s’ouvre à la composition électro-acoustique. Mais il va dès lors traverser une longue crise, de silence où il n’écrira plus d’œuvre orchestrale avant les Déserts de 1954. Il savait qu’il avait découvert un nouveau moyen d’expression, que l’on pouvait composer dans des laboratoires spécialisés, mais malheureusement
il n’y eut jamais
l’accès.
Pendant vingt ans, entre 1934 et 1954, Varèse n’acheva qu’une seule partition : Density 21,5 pour flûte seule (1936). C’est l’œuvre la plus jouée qui demeura pendant longtemps la seule connue. Durant ce silence, Espace, l’une des œuvres inachevées, tenta Varèse :
il s’agissait d’un projet titanesque, « une grande symphonie internationale et révolutionnaire, mêlant dans des chœurs les idiomes de tous les pays. »
En 1936, Varèse entre pendant une longue période en dépression. Au mois de juin, il partit seul pour le Nouveau-Mexique. Il donna des conférences et des cours à Santa Fé
mais voyagea beaucoup, notamment à travers les déserts géographiques du sud des Etats-Unis. Cependant, Varèse était avant tout un homme communicatif qui ne pouvait vivre en ermite trop longtemps. Aussi, il fonde une Schola Cantorum à Santa Fé, prononce des conférences en Californie (1939) et se réinstalle définitivement à New York (octobre 1940).
L’essentiel de ses activités se résumaient ainsi : direction chorale, cours, conférences, publication de quelques textes. En 1950, il est même devenu enseignant aux cours d’été de Darmstadt ; l’un de ses élèves était Luigi Nono.
Cette même année, Varèse écrit la partition instrumentale de Déserts, qu’il termine en 1952.
L’année suivante, Pierre Schaeffer invite Varèse à Paris pour qu’il puisse réaliser les interpolations électro-acoustiques de son œuvre. Varèse hésita longtemps à revenir en France, mais en septembre 1954 il était sur le chemin le menant à la capitale française.
Renaissance :
Lorsque Varèse arrive à Paris dans les premiers jours d’octobre 1954, après 21 ans de silence, c’est un musicien oublié et inconnu. Ses échanges avec Pierre Schaeffer restent froids. Déserts qui mélangeait des sons instrumentaux et des sons organisés
fut difficilement mise au point. La création eut lieu à Paris le 2 décembre 1954 au Théâtre des Champs-Elysées et la réception fut telle que Varèse se fit promettre la chaise électrique. Lorsque l’œuvre fut interprétée le 30 novembre 1955 à New York, ce fut un succès.
De retour aux Etats-Unis, Varèse
compose une courte séquence pour le cinéma, la Procession de Vergès, un film sur Juan Miró. En 1956, la Société Philips d’Eindhoven (Pays Bas) demande à Le Corbusier de construire un pavillon pour l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1958. Cependant, l’architecte souhaite faire un « poème électronique ». Il charge Xenakis
de ce travail et Varèse de la musique. Ainsi voit le jour le Poème électronique, une œuvre architecturale où 400 sources sonores cernent les visiteurs. Varèse a enfin pu réaliser la musique spatiale et libre qu’il avait toujours voulu.
A partir de cette œuvre, Varèse connaît un certain renom. En juillet 1958, il quitte définitivement
Paris pour ne plus jamais y revenir. Aux Etats-Unis, Edgar Varèse était célèbre : ses œuvres étaient enfin jouées et éditées en partitions et en disques. Désormais, le monde entier connaît Edgar Varèse. En 1962, il fut élu membre de l’Académie Royale de Suède et reçut la médaille de la Branders University Creative Arts Awards.
Il travaillait
beaucoup, plus que de raison : il révisait ses anciennes partitions en vue de leur publication ou enregistrement et cela lui demandait beaucoup de temps.
Pendant ses dernières années, Varèse se consacra également à une œuvre qu’il ne put achever, Nocturnal. Le compositeur était
malade : en 1965, il subi une opération d’une occlusion intestinale le 27 octobre. Il mourut le 6 novembre après une longue période d’inconscience. Ses dernières volontés étaient d’être incinéré et que ses cendres ne soient pas recueillies. Les compositeurs et critiques Darius Milhaud, André Jolivet, Olivier Messiaen, Claude Rostand, André Boucourechliev et beaucoup d’autres lui rendirent hommage.
Edgar Varèse était un alchimiste des sons, l’inventeur d’un nouveau langage ; il a radicalement modifié les techniques de composition. Il est loin le temps où l’on composait au piano
avant d’orchestrer. Désormais, la musique se conçoit comme une organisation des timbres, des rythmes, des dynamiques, indissociables les uns des autres. Pour composer, l’artiste doit avoir conscience de la réalité sonore omniprésente autour de lui.